Esthétique et Handicap
PRÉAMBULE
Nous vivons dans un monde où le corps, objet de désir et de consommation est constamment exposé et mis en scène. Un corps dont les canons de perfection sont uniformisés tandis qu’on nous rabat les yeux et les oreilles avec les mille et une méthodes, recettes, techniques pour façonner son corps au moule de cet « idéal » socialement reconnu. Et dans ce contexte, la maladie, la vieillesse, le handicap sont perçus comme des ennemis condamnant à la dégénérescence un corps qu’on aimerait pouvoir figer dans une éternelle jeunesse et une plénitude maîtrisée.
Comment dès lors considérer comme potentiellement désirable un corps différent, singulier que d’aucuns qualifierait de disgracieux, de difforme, parce que ne correspondant en rien aux canons esthétiques ? Comment ne pas voir dans le handicap physique de l’autre l’image de ce qui nous terrifie : l’angoisse d’un corps imparfait, malade, abîmé, meurtri ; qui contraste si douloureusement avec le corps plein, maîtrisé, équilibré dont les médias nous vendent à chaque instant la fiction ? Et comment ne pas réduire la personne handicapée à ce corps différent et voir en elle la personne qui, au-delà de son handicap reste libre et entière ?
« On ne naît pas handicapé, on le devient par le regard des autres », écrit Marcel Nuss. « Une telle affirmation peut paraître incongrue pour qui n’a pas éprouvé les effets inquisiteurs et réducteurs de regards posés sur soi, sur sa déchéance. Hélas, elle n’est qu’une désolante vérité qui résulte du fait qu’altérité et dégénérescence choquent et sidèrent la vue ! ».
Pendant longtemps, on a tenu à l’écart de l’espace collectif ceux dont le corps représente ce que nous préférons ignorer. Pourtant aujourd’hui, un début de prise de conscience sociétale, les progrès de la médecine et des techniques font que les personnes handicapées sont et vont être de plus en plus amenées à circuler dans toutes les strates de la vie collective et publique.
Alors qu’elles sont de plus en plus nombreuses à vivre une vie tout à fait ordinaire, on les considère encore bien souvent comme des personnes assistées, comme des êtres habités par la douleur et condamnés à la souffrance.
Le corps, dans toute sa diversité, est un élément central tant dans la démarche artistique que dans l’acceptation et l’intégration des personnes en situation de handicap.
POURQUOI ESTHÉTIQUE & HANDICAP ?
OUVRIR LE REGARD SUR LA BEAUTÉ DE LA PERSONNE HANDICAPÉE
Si nous voulons réussir le pari de l’intégration des personnes handicapées, et en particulier des handicapés physiques, il nous faut donc opérer une double révolution du regard :
- Donner à voir et apprendre à regarder la personne handicapée comme une personne qui avant d’être handicapée, est d’abord une personne.
- Donner à voir et apprendre à regarder la beauté singulière que peut dégager tout corps même différent.
Ce changement de regard est essentiel pour les personnes handicapées qui ont, comme toute personne, un besoin essentiel, existentiel d’être regardée – au sens plein du terme
- pour pouvoir se sentir libres et grandir.
Il est essentiel également pour les personnes valides qui bien souvent ne savent pas comment regarder les personnes handicapées.
Face à la différence, on peut en effet soit porter un regard de fascination qui s’arrête au corps de l’autre jusqu’à l’impolitesse et oublie de regarder la personne qui l’habite et qui ne s’y réduit pas. Soit, par pudeur, par peur du voyeurisme, détourner son regard de l’autre et ce faisant l’exclure en refusant de le rencontrer.
Le projet d’Esthétique et Handicap que j’ai initié part de l’idée qu’il est de la responsabilité des personnes handicapées elles-mêmes d’insuffler ce changement de regard. Amener les personnes handicapées à éduquer le regard des autres en se donnant à voir non comme des handicapés, mais d’abord et avant tout comme des êtres de désir, des êtres de parole, des êtres de liberté.
Ce changement de regard ne se prescrit pas. Il se prépare.
C’est toute l’ambition et tout le travail quotidien que j’ai au sein de mon agence de communication ces 10 dernières années.
Avec le concept Esthétique & Handicap, j’ai pris le parti en 2008 de mettre en lumière la beauté émanant de formes non-conventionnelles, de physiques si particuliers de personnes en situation de handicap pour faire voler en éclat un certain nombre de tabous et réconcilier ces deux notion Esthétique & Handicap, qui constituaient un couple antinomique dans l’inconscient collectif.
Sous ce concept photographique, un désir sous-jacent de sortir l’image de la personne handicapée du placard dans lequel elle était enfermée depuis toujours pour permettre des rencontres : une rencontre entre la personne handicapée et elle-même; une rencontre entre la société et la personne handicapée pour une meilleure acceptation du handicap dans une société où le culte du sans défaut a atteint son paroxysme et où vivre épanoui avec un handicap relève du défi.
Le pouvoir de l’image était ce qui m’a le plus fermement enchaîné à un moi idéal… Mon image de l’homme s’est forgée dans la publicité, les journaux et un constat s’est imposé de façon de plus en plus douloureuse au fil de mon adolescence : je ne suis pas comme cela. De ce « je ne suis pas comme cela » à « je ne suis pas désirable », à l’époque où le désir s’éveille, il n’y avait qu’un pas…
L’image étant un vecteur puissant d’inclusion, et parce que certains acteurs tels les grandes marques, les agences, les médias, les pouvoirs publics ont un rôle majeur à jouer dans l’évolution des perceptions sociales sur la diversité, il convient d’agir en poursuivant ce travail amorcé depuis plus d’une décennie. Et si nous y réfléchissions ensemble?