L’art d’être différent
PRÉAMBULE
Que voyons-nous d’abord et toujours de l’autre, sinon son corps et la présentation qu’il en fait ?
Mais notre regard, rivé à ce corps qui apparaît, peut-il toujours voir en lui l’être humain qui l’habite ? Particulièrement, en est-il encore capable quand ce corps est abîmé́, meurtri, atteint de telle manière qu’il ne se présente plus sous un aspect habituel ?
Car si les hommes et les femmes qui n’ont pas une apparence ordinaire sont les premiers à espérer un changement de regard sur leur personne, n’est-ce pas parce que leur corps, choquant la vue, engendre une émotion que ne provoquent pas des corps sans signe particulier ? Si le corps abîmé́ ou simplement singulier appelle un changement de regard, n’est-ce pas d’abord parce que nous n’avons jamais aspiré à autre chose qu’à regarder ce qui ne nous bousculait pas ? N’avons- nous pas toujours espéré́ faire disparaître tout ce qui portait atteinte à l’ordre des apparences ? Provocation de notre regard, le corps inhabituel ne nous appelle-t-il pas alors à regarder autrement, à voir ce qui n’est pas toujours immédiatement visible au cœur du visible, et d’abord, tout simplement, à voir en tout être humain qui n’en a pas les traits ordinaires, un être humain parmi d’autres ?
Danielle Moyse, Handicap : pour une révolution du regard, PUG, 2010
L’Art d’être différent : histoires de handicaps est un livre que j’ai voulu collectif et qui est le prolongement de mes tous premiers travaux sur l’image et notamment mon film documentaire Miroir de mon âme dont le but ultime était d’éduquer au changement de regard à la fois chez les personnes handicapées elles-mêmes et le reste de la société.
Cinq personnalités, cinq parcours de vie
On y retrouve les témoignages de Nicolas Bissardon, Marie Decker, Benoît Walther et moi-même, auxquels s’ajoute celui de Lalie Segond. Complétant l’image cinématographique, cet ouvrage donne à voir des propos approfondis, creusés vers l’intime.
Nos ambitions, nos rêves, l’apprivoisement de nos corps différents, le rôle joué par notre entourage dans notre développement et la relation que nous entretenons avec les autres, amis conjoints ou enfants sont abordés toujours sans pathos. Nous témoignons tous de notre bien-être dans une parole fluide, légère et libérée.
Entretiens menés par Blandine Bricka
Je suis une femme handicapée. Ma morphologie est très différente de celle des autres femmes. Et bien que cette différence paraisse flagrante aux yeux du monde, je ne me suis jamais laissé stopper par le regard des autres et mon propre regard sur mon corps n’a jamais été que valorisant.
L’ÉDUCATION DU REGARD PASSE AUSSI PAR LA PAROLE
- Parce que plus encore que le handicap, ce qui fait souffrir les personnes handicapées c’est le tabou, le non-dit autour du handicap. Le tabou qui oblige à cacher, à se cacher, à fuir. Le tabou qui isole parce qu’il condamne la personne handicapée à vivre la rencontre avec l’autre dans la peur et la honte. C’est à partir du moment où la personne handicapée réussit à parler simplement de son handicap, qu’elle parvient à nommer sa différence, qu’elle prend sa place de personne à part entière et qu’elle peut entrer librement en interaction avec les autres.
- Parce que c’est par la parole que l’on peut réussir à créer le lien de personne à personne que la vue d’un corps différent peut momentanément ou définitivement briser ou empêcher. C’est par la parole que se fait la rencontre d’une personne à une autre personne. En prenant la parole, les personnes handicapées cassent la barrière que leur corps a pu un moment dresser entre elles et les autres. Quand le corps disgracieux peut être vécu comme un obstacle à la rencontre, la parole redonne chance à la rencontre, qui rétrospectivement aidera aussi la personne valide à regarder autrement le corps qu’elle a en face d’elle. À le trouver non plus difforme, mais singulier, porteur de sa propre beauté́.
LE HANDICAP DANS LE PAYSAGE EDITORIAL
À parcourir la littérature sur le handicap, on trouve essentiellement trois types d’ouvrages :
- des ouvrages théoriques écrits par des médecins, des philosophes, des psychologues, des psychanalystes, des sociologues.
- des ouvrages de vulgarisation et de témoignage de médecins ou d’accompagnants qui évoquent les difficultés que pose le handicap aux handicapés, mais aussi la plupart du temps à l’entourage proche.
- des récits personnels, d’accompagnants ou de personnes handicapées (de naissance ou suite à un accident) qui racontent comment ils ont été́ amenés à apprivoiser et à transcender le handicap. Avec souvent une parole qui tourne du côté de l’exceptionnel, de l’exemplaire. Il s’agit la plupart du temps d’une écriture à vocation thérapeutique qui retrace le parcours d’une personne traumatisée ou d’un proche qui a eu à l’accompagner pour accepter le handicap et à se construire une (nouvelle) identité́.
Il apparaît alors que la personne handicapée est très souvent comme l’ont été́ longtemps les femmes ou les minorités, privée de sa parole et que quand on la lui accorde, on lui demande de compenser sa déficience physique par une exceptionnalité́ morale.
Il est donc temps que les personnes handicapées prennent l’espace d’une parole simple, quotidienne et sans pathos.
OBJECTIFS
Donner la parole aux personnes
Il ne s’agit pas d’un énième livre théorique ou pratique sur le handicap. Mais de recueillir à la source et de faire entendre la parole de personnes handicapées adressées à d’autres personnes handicapées et aux valides.
La co-auteur en charge des interviews joue simplement le rôle de transcripteur de cette parole.
Faire entendre une parole positive et ordinaire
Dans le film Miroir de mon âme, Nicolas, un des quatre ‘modèles’ dit : « je ne m’estime pas être un pèlerin qui veut convertir. J’ai surtout la fierté́ de vivre avec une différence et de bien la vivre. »
Ce n’est donc pas une parole de colère que nous faisons entendre ici. Pas davantage qu’une parole héroïque (celle du faible vainqueur), ni une parole donneuse de leçon (celle qui entend renvoyer le valide à son humilité́).
Mais une parole simple, celle de personnalités posées qui évoquent sans pathos leur parcours de vie, d’acceptation d’elle-même, le rôle de leur entourage, leurs ambitions, leurs rêves, leurs désirs, leurs doutes, leurs douleurs aussi.
Ainsi nous entendons la parole non de victimes, ni de super héros, mais de personnalités fortes, qui ont aujourd’hui un rapport apaisé avec leur corps, qui sont en paix avec le regard que les autres posent sur elles et qui sont capables d’en parler, d’entrer en relation avec les autres et de vivre une vie professionnelle, personnelle, amicale, amoureuse, familiale riche et heureuse.
Cet ouvrage co-financé par la Fondation de France et l’agence E&H LAB, est publié aux Éditions érès.
176 pages – 20 x 20 – 20€
ISBN : 978-2-7492-4662-8
En librairie le 22 janvier 2015 chez Érès